Éditorial – Changements de voie
avr.
01
2020
Éditorial – Changements de voie
mozaik
Séparation

L’humain n’est jamais prêt au changement. Encore moins aux changements. Nous aimons les zones confortables, les vieilles pantoufles, les lieux communs. Dès la naissance, nous nous réconfortons devant les mimiques de nos parents où maman incarne bien souvent la confiance et l’univers sécuritaire de nos possibilités. Imparfaits, ces parents bienheureux couvrent leurs petits dans un nid douillet sans cesse lavé, épuré des odeurs extérieures qui ne sont pas les nôtres. L’enfant grandit rassuré, fort et prêt à affronter son monde qui, comme lui, a évolué dans un environnement purifié où presque tout a été pensé, calculé et expérimenté. Nous voguons ainsi, béats de sourire, sur l’autoroute éclairée de nos vies. Certains empruntent parfois des chemins de traverse, où l’on circule à la lueur d’une lune dont les rayons traversent à peine l’épaisseur touffue d’une forêt inquiétante et éveillée. Ceux-là, entend-on dire, sortent de leur zone de confort pour affronter la vie, pour s’affronter eux-mêmes. Ils avancent guidés par l’amour, ils s’arrêtent meurtris par la peur. D’autres qui sont passés par là avant eux appellent au loin et crient d’avancer. Convaincus qu’un tel chemin empreint d’adversité est un passage prometteur où la satisfaction d’arriver à destination n’en sera que bien meilleure. Quiconque a suivi son instinct et cru en ses talents pour se lancer tête première dans la création, a foulé cette route. Une route qui nous apprend la vie, qui montre plus que n’importe quelle autre que la satisfaction d’avancer va de pair avec les peurs surmontées. Une route qui nous apprend à sortir des sentiers asphaltés et surtout à fuir le tintamarre de tous ces gens circulant tête haute, radio allumée, loin des chemins distincts.

Puis vint un jour où la grande autoroute 10 voies éclairant nos vies est impénétrable. D’immenses pancartes indiquent sa fermeture, même pas de détours annoncés, plus de destinations connues, aimées et appréciées depuis que notre monde est monde. Ce qui nous était acquis – les lignes jaunes pour séparer les voies, les sorties annoncées 4 kilomètres à l’avance, les pancartes vertes pour orienter notre destination – ne l’est soudainement plus. Le calme des uns cède la place à la panique des autres. On se rue apeuré dans nos derniers retranchements. On consomme un peu naïvement parce que dans notre monde aseptisé et confortable, nous consommons. On emplit nos réserves au cas où l’autoroute demeurerait fermée trop longtemps. On panique, l’horloge de nos 9 à 5 joués et rejoués depuis les premières heures de l’ère industrielle s’est arrêtée. Des changements partout tout partout, gens suspicieux, on s’apeure et se range en petite boule aux abords de la route obscurcie en se demandant quand les lampadaires rallumeront. Pourtant, tout près, un chemin de traverse pénètre la pénombre inquiétante de la campagne. Il n’est pas très achalandé parce que ceux qui s’y aventurent ne savent pas trop comment y circuler : à pied, en auto, en bateau? L’inconnu et l’incertain dans toute leur splendeur…

Si nous avions écouté attentivement les histoires des marginaux plutôt que District 31, les histoires de tous ceux qui marchent un peu en marge de l’autoroute éclairée de nos vies, des hommes d’affaires excentriques aux artistes inspirants, nous serions mieux outillés pour faire face à la grande noirceur, celle qui voile ces jours-ci une réalité à laquelle nous nous sommes aveuglément habitués. N’est-ce pas là l’occasion de faire un grand pas, une énorme avancée collective vers un changement profond de notre mode de vie imparfait? Un changement durable, bienvenu et inévitable dans lequel chacun verra cette crise selon son point de vue, fatalité pour les uns, opportunité pour les autres. Mais plus que jamais, nous sommes à la croisée des chemins où tous ont le choix d’emprunter la voie qui leur semble la bonne. Serez-vous guidés par l’amour ou par la peur?

En cas de doute, suivez la route des artistes. Eux savent plus que quiconque ensoleiller les chaussées sombres, prendre les mains moites et nous guider vers l’ailleurs, un ailleurs que nous avons la chance unique de redessiner au bénéfice de ceux qui, un jour, regarderont les visages des parents en demandant : papa, maman, raconte-moi le monde comme il était avant…

Patrick Richard

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