Journal d’un confiné : Le « Rocket »
sept
20
2020
Journal d’un confiné : Le « Rocket »
mozaik
Séparation

Par Jean-Noël Bilodeau

Les lamantins se lamentent. Non. Je joue avec les mots. Les lamantins ne se lamentent pas. Ils broutent paisiblement dans les canaux côtiers de la Floride. On appelle aussi ces énormes poissons aux babines molles les « vaches marines », un nom qui leur convient bien. Assis sur nos chaises pliantes, les pieds sur le bord du canal qui passe à l’arrière du motel Coral de Fort Lauderdale, nous les observions de la même manière que les touristes observent de vraies vaches dans un champ. En ruminant nos pensées. Indifférents. Il faisait tellement chaud.

Mon voisin semblait assoupi. Il tenait mollement une canne à pêche, les yeux mi-clos. En m’asseyant près de lui, pour marquer ma présence, j’ai toussoté et au risque de l’éveiller, je lui ai demandé si « la pêche était bonne » en me demandant sérieusement comment le minuscule leurre du pêcheur pouvait bien intéresser l’énorme lamantin brouteur du canal, qui nageait paresseusement sous nos pieds. Maurice Richard, car c’était bien lui, s’est alors retourné et m’a simplement souri.

Le héros de mon enfance était l’invité du club des Médias, une ligue de journalistes québécois, amateurs de hockey, mise sur pied par un collègue de La Presse, François Béliveau, qui l’avait désigné, pour la durée du voyage aux États, comme arbitre pour nos matchs amicaux.

Certains du groupe l’appelaient familièrement « Maurice », mais moi, je ne pouvais pas. Il était « Monsieur Richard ». Il m’intimidait. De le rencontrer ainsi, dans l’intimité inattendue d’un face à face, n’avait rien pour me rassurer. J’ai bégayé une sorte de « Je m’excuse… je voulais pas vous déranger… » Mais Maurice Richard m’a tout de suite rassuré.

–Non, non, tu me déranges pas!

Il devait sans doute comprendre ma timidité. Après quelques échanges anodins sur la pêche dans les canaux floridiens et la température excessive, nous avons bifurqué sur, bien sûr, le sujet favori de Monsieur Richard, le « hockey ». Mais d’un point de vue auquel il ne s’attendait pas.

« Vous ne vous en souvenez peut-être pas, mais je vous ai déjà rencontré, lui ai-je dit.
Je jouais pour une équipe bantam du Patro Le Prévost, dans le quartier Mile-End, à Montréal et notre équipe avait quelques difficultés à trouver des adversaires. »

« Un jour, nous avons été invités à disputer une partie sur la patinoire extérieure de l’Institut des Sourds-Muets, sur la rue Saint-Laurent, à côté du parc Jarry. C’était contre une équipe de Montréal-Nord. Et, on nous avait prévenus que cette équipe comptait parmi ses joueurs le fils de Maurice Richard…

— Tu veux dire Rocket, mon plus vieux! Monsieur Richard, qui lui-même portait ce surnom dans la Ligne Nationale, souriait et semblait amusé par l’anecdote.

« En fait je me rappelle pas des détails, ai-je continué. Mais comme tous les joueurs de mon équipe rêvaient de devenir des Maurice Richard, nous étions énervés pas à peu près et excités à l’idée que vous viendriez peut-être le voir jouer… et nous voir jouer! Certains étaient euphoriques et se voyaient déjà dans les rangs professionnels. D’autres, moins bons patineurs, ceux qui jouaient surtout comme défenseurs ou comme gardien de but, étaient quand même encouragés à l’idée de pouvoir rencontrer leur héros national.

Mais notre coach d’occasion, le Frère Morin, était, lui, moins enthousiaste. « Pourquoi pensez-vous que vous trouvez pas d’équipes pour vous confronter? », nous avait-il demandé avant la partie. Sans nous laisser la chance de répondre, il avait ajouté que nous avions une réputation de « joueurs agressifs », que nous gagnions tous nos matchs parce que certains joueurs croyaient que leurs bâtons de hockey servaient à autre chose qu’à pousser la rondelle…

— J’espère que vous avez compris, a-t-il précisé sur un ton sévère, que je veux pas d’incidents malheureux avec l’équipe que vous allez rencontrer, surtout si Maurice Richard est sur le bord de la patinoire.

— Oui, mais, frère Morin, répliqua aussitôt Lespérance, l’un des joueurs visé par le boniment du frère entraîneur, même Maurice Richard y s’laisse pas écœurer quand il joue contre les goons des autres clubs!

— Je sais pas qui vous a dit ça, mais Maurice Richard c’est un gentilhomme! Si c’est arrivé, c’est parce qui devait avoir une bonne raison! Que j’en vois pas un partir une bataille… Vous avez compris! Sinon ça va être votre dernière partie de la saison!

Nous étions prévenus. Mais c’était compter sans la température. On a eu beau, les deux équipes ensemble, gratter la glace avant d’y jouer, il tombait une neige lourde, molle et opaque. La première période s’est déroulée sans incident et sans but compté. La deuxième également. Mais la neige couvrait de plus en plus la patinoire. La rondelle y glissait difficilement. Même les parents et les visiteurs, alignés le long des bandes, avaient les épaules blanchies sous la bordée. Encore là, pas d’incident, pas de but compté. À la troisième période, on ne voyait plus la rondelle. Elle surgissait plutôt que d’avancer. Les défenseurs avaient beau jeu de lancer la rondelle de toutes leurs forces vers le but adverse. Rien à faire jusqu’à la dernière minute de jeu, alors qu’un de nos joueurs, par accident, eut lancé la rondelle dans son propre but.

L’équipe de Rocket Richard jubilait. Nous, nous étions effondrés. Nous venions de perdre devant le plus grand joueur de hockey au monde. Deux de nos joueurs, dont Lespérance, frustrés de ne pas avoir pu jouer « à leur manière », avaient même fracassé leurs bâtons sur la bande en sortant de la patinoire.

Quand Maurice Richard s’est aperçu de notre désarroi, il s’est avancé vers nous et nous a serré la main. À chacun d’entre nous. En nous disant : « Félicitations, vous avez très bien joué. J’espère qu’on va vous revoir un jour… dans la Ligne Nationale! »

Je n’ai jamais eu autant honte de ma vie. Le joueur fautif, c’était moi!

Et là, sous le chaud soleil qui plombait sur les gazons jaunis du motel, j’ai vu ce que peu de journalistes sportifs ont pu voir dans toute leur carrière. J’ai vu rire Maurice Richard!

Nous avons ensuite plié nos chaises et sommes rentrés au motel, qui appartenait à son ami Rosaire Paiement, un ancien joueur des Flyers, qui, comme lui, mais quelques années plus tard, traînait une même réputation de gentilhomme… Il avait même nommé le bar de son motel : le « Penalty Box* ».

Plus tard, dans la soirée, Maurice Richard se reposait avec des amis sur le porche de sa chambre de motel. En passant près de lui, je l’ai salué et en me rendant son salut, il s’est tourné vers sa femme Lucille et m’a pointé en lui disant fièrement, à ma grande gêne :

–C’est lui qui a joué contre Rocket!

*Le « penalty box », ou le banc des punitions, est l’endroit réservé, autour de la patinoire, aux hommes forts d’une équipe de hockey qui enfreignent les règles du jeu. Leur séjour peut y varier de deux à dix minutes, dépendant de la gravité de l’offense et de la sévérité de l’arbitre.

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