LE VIOLON REBELLE
déc.
25
2020
LE VIOLON REBELLE
mozaik
Séparation

Par Jean-Noël Bilodeau

 

Ils levèrent la tête.

L’intensité des lumières rhéostatées avait été brusquement réduite et leurs regards s’étaient portés, par réflexe, aux plafonniers. On aurait juré qu’ils avaient tous pressenti le long sifflement qui suivit, strident, et qui traversa, de bout en bout, le vaste espace assombri de l’atelier. Au travers les carreaux sales des tabatières, ils pouvaient voir la danse désordonnée des lourds cristaux de neige venir mollement s’écraser sur le toit de l’usine, pendant que, l’une après l’autre, les machines s’arrêtaient. Jusqu’à la dernière minute, ils avaient cru que ça ne pouvait pas arriver, qu’il y aurait toujours moyen de contrer la fatalité.

D’autres usines avaient récemment fermé leurs portes, étaient tombées comme des mouches au front de la pandémie qui s’était abattue sans crier gare sur le pays. La leur n’avait pu résister. Si on pouvait passer les Fêtes, on serait sauvés, avaient dit les gouvernants. Eux, les ouvriers, avaient poussé leurs machines à fond, multipliant les heures supplémentaires, écourtant les pauses café, soignant leur ouvrage comme jamais ils ne l’avaient fait. Les ventes diminuaient quand même. Les stocks s’accumulaient. Ce fut peine perdue.

Paul enfonça sa casquette. Il accéléra le pas. Comme les autres, il avait ramassé ses effets dans le casier de la salle de repos et était parti après avoir reçu sa dernière enveloppe de paie et son bleu de mise à pied. La gorge serrée, sans un regard en arrière. La neige tombait comme un mauvais rideau sur cette dernière journée d’ouvrage. Il marcha ainsi, les yeux au sol, jusqu’à la station de métro où les bousculades de la ruée de cinq heures le poussèrent bien malgré lui jusqu’aux tourniquets de péage.

Au bas des escaliers mobiles, il fut brusquement tiré de sa songerie angoissante quand il se retrouva face à face avec un vieil homme, l’œil égaré, un violon tendu à bout de bras, qui jouait un air dont Paul se rappelait trop bien la mélodie. Il figea et ne put réprimer le sentiment d’amertume qui le saisit alors. Il crut un instant que le vieil homme ne jouait que pour lui. Leurs regards se sont croisés. Le violoneux poussait son archet avec des mouvements endiablés, les sons rauques, aiguës qu’il tirait de son violon d’infortune sonnaient comme une chevauchée sauvage, se bousculaient, se répercutaient, fonçaient dans les corridors d’accès, les échos, les ondes s’amplifiaient, cavalcadaient à l’infini sur les murs de céramique de la gare souterraine.

Paul aurait aimé poursuivre son chemin, mais il ne le pouvait pas. Il était paralysé. Était-ce cet air qui lui rappelait son passé ou cette vision cauchemardesque du musicien clochard qui le retenaient sur place ? La cohue avait beau défiler à toute vitesse autour de lui, il ne bougeait pas. On l’aurait dit envoûté. Le vieil homme, comme pour lui adresser un mystérieux message, lui avait alors souri, avait ralenti son rythme et laissé traîner langoureusement son archet sur les dernières notes de la rengaine.

Quand la musique cessa, on aurait dit Paul s’éveillant d’un mauvais rêve. On le vit se frotter les yeux. Bouger. S’approcher du vieil homme et le prendre dans ses bras. Puis, nerveusement, fouiller dans ses poches ramasser le petit change qu’il y trouva et les lancer dans l’étui de velours rouge ouvert au pied du musicien avant de s’enfuir pour rattraper le train de wagons qui entrait en freinant dans la station bondée.

Paul avait déjà oublié l’usine. Ses oreilles ne bourdonnaient plus comme à l’habitude du tintamarre bruyant des machines de l’atelier. Tout ce qu’il entendait maintenant, c’était cette mélodie qu’il connaissait trop bien pour l’avoir tant écoutée, jouée sur le violon de son père.

Paul sut alors qu’il n’avait pas le choix. En entrant chez lui, il expliqua à sa femme et aux enfants qu’il n’était pas question de passer les Fêtes en ville. Maintenant qu’il n’avait plus d’emploi, rien ne les empêchait de préparer les valises et d’aller fêter à Saint-Paul-du-Nord, le village ancestral. Paul ne raconta pas sa rencontre dans le métro ni ce qui l’avait poussé à agir ainsi. Il leur dit simplement qu’il était temps de leur faire connaître sa famille. Qu’il pilait sur son orgueil. Qu’il fallait bien qu’il revienne dans cette maison qui l’avait vu naître, mais dont il avait claqué la porte, un jour de colère. Une engueulade avec son père avait mal tourné. « Encore le chômage, leur dit-il, en ressassant ce pénible souvenir. Mon père était tanné de me voir traîner à rien faire et, en perdant patience, m’avait ordonné de quitter pour trouver de la job ailleurs. Je l’avais pas pris…Je suis parti ! »

 

……

 

–Paul!

« Ben oui, c’est moi » répondit, quelque peu gêné, le fils prodigue, que la mère venait d’apercevoir ouvrant la porte d’entrée. Elle s’avança vers lui et le prit tendrement dans ses bras : « Si je pensais te revoir c’t’année ! s’exclama-t-elle, surprise de voir là, en chair et en os, devant elle, ce fils qu’elle avait bien cru ne jamais revoir.

–T’es même venu avec ta femme, tes enfants !

« J’aurais pas pu r’venir tout seul », relança Paul, surpris par l’accueil chaleureux de sa mère. Il avait appréhendé un affrontement, s’était préparé au pire, s’était mis sur ses gardes. « Y arrivera ce qui arrivera !», s’était-il même dit au moment d’arriver devant la grande maison familiale.

–C’est ton père qui va être content ! Ça lui a fait de la peine quand t’es parti !

-…de la peine ? L’ouvrier fronça les sourcils. Il est vrai qu’il avait quitté abruptement la maison familiale, il y avait plus de dix ans, sans donner de nouvelles. Ce fut à cette même période de l’année, pourtant plus propice aux retrouvailles qu’aux ruptures. Il était parti parce qu’il ne pouvait supporter la colère de ce père à son endroit.

Pendant tout le voyage, sur la route sapineuse, alors que la neige soulevait derrière son passage des écumes blanchâtres et valsait, parallèle au vent, sculptant sur l’asphalte de fantomatiques et éphémères paysages, Paul, tendu sur son volant, avait revécu intensément les dernières heures de rupture. Il lui avait d’ailleurs fallu tout son courage pour ne pas rebrousser chemin. De sombres souvenirs le hantaient sans cesse.

–Y est-il là… ?

La mère comprit, au seul ton de sa voix, l’appréhension de son fils prodigue.

–Non…Il est parti au village faire les commissions !

Il y eut un silence. Florence se sentait aussi mal à l’aise que son fils. Remuer tout ce passé en quelques secondes la chavirait. Elle savait que Paul n’était pas revenu pour rien.

–Mais enlevez donc vos manteaux ! Restez pas comme ça dans l’entrée. Vous êtes chez vous, après toute !… Lança-t-elle à la petite famille, qui n’osait pas bouger, attendant tout ce temps une invitation claire de cette mère, que seul Paul était en mesure de se rappeler.

 

…….

 

La voiture stationnée de Paul ne manqua pas de soulever le questionnement de Julien, son père, à son retour du village.

Empoignant des deux bras les sacs d’épicerie, il monta le petit escalier, ouvrit la porte, comme il le faisait d’habitude, en la poussant du pied. Ce n’était pas les manières qui l’habitaient, comme on le disait au pays. Le père de Paul avait toujours eu franc-parler et geste sec. Fallait s’y habituer. Il n’était pas mauvais, mais quelque part dans ses veines, un mélange dépareillé de sang poitevin et irlandais lui avait donné ce caractère, qualifié pour le moins de « difficile » par son entourage. Les parkas accrochés, les bottes d’enfants épars dans le vestibule, lui firent froncer les sourcils. La visite était plutôt rare. Les deux vieux sortaient plus souvent qu’ils ne recevaient dans cette vaste maison, où leurs seuls pas résonnaient depuis le départ de Paul.

Utilisant le même manège pour fermer la porte, la présence du père ne pouvait passer inaperçue. Le claquement sonore parvint jusqu’au salon, où il était attendu…

–Paul… ! lança-t-il en s’avançant, sans même enlever ses bottes, encore empreintes de neige. Ce fut le seul mot qu’il put dire. En voyant son fils au milieu de la pièce, ses yeux s’embuèrent de larmes. Paralysé par l’émotion, il restait là, les sacs, d’où surgissaient dérisoirement des pieds de céleri, pendus au bout de ses bras, les bottes dégoulinant sur le plancher, incapable d’avancer plus loin.

–Voyons, Julien, r’viens-en ! Ça fait assez longtemps que tu l’as pas vu. Te souviens-tu au moins de son nom ? » En disant tout cela d’une traite, Florence, qui connaissait bien son Julien, agrippa les sacs avant qu’il ne les laisse choir et, autoritaire, lui indiqua le portique pour qu’il se dévête et enlève ses couvre-chaussures, qui laissaient une longue trace souillée de leur passage. Et, avant qu’il ne réagisse, elle lui chuchota : « Surtout, que je ne te vois pas poigner les nerfs ! Oublie pas que c’est ton fils ! » Et elle s’enfuit dans la cuisine, laissant les deux hommes face à face.

–Je… » Paul essaya d’abord de parler, mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge. Devant son père, qui ne savait pas non plus quelle attitude prendre, le fils, au prix d’un effort qu’on sentit colossal, finit par avancer et lui tendre la main.

Les hommes s’étreignirent. Ils n’eurent pas besoin d’y ajouter des mots. Julien, à la nature impulsive, qui avait appris à redouter depuis longtemps ses propres colères, ne s’était jamais résigné à la séparation de son fils. Le retour de Paul n’avait pas de pardon. Il venait simplement cicatriser la vieille plaie, guérir une faute malheureuse. Paul, qui aurait préféré, à ce moment-là, tout oublier des dix années de ressentiment vécues loin de chez lui, ressentit d’abord une douleur à ces retrouvailles, mais l’étreinte paternelle eut tôt fait de la faire oublier.

Florence, revenu sur les entrefaites, s’essuyait les yeux avec le coin de son tablier. La femme de Paul et les enfants demeuraient timidement en retrait, étonnés d’un dénouement aussi imprévu.

–Reste plus maintenant qu’à fêter ça ! s’exclama-t-elle alors pour se donner une contenance.

 

…….

 

Les bouleaux, raidis par le froid, pointaient dérisoirement leurs fines branches pour braver, comme des roses leurs épines, dans une position d’éphémères défenses, les bourrasques persistantes de cette veille de Noël. Les sapins et les épinettes préféraient se recroqueviller sous d’amples capuchons de neige.

Pendant que les femmes s’affairaient déjà au mystérieux manège de l’emballage des cadeaux dans une chambre à l’étage, les enfants, que leur curiosité naturelle animait, couraient déjà partout dans la maison, lui conférant, mieux que les débordements d’adultes, l’ambiance caractéristique du temps des Fêtes.

Julien n’était plus le même homme depuis l’arrivée de son fils. Il s’était métamorphosé. Le père taciturne et colérique était devenu, sous le coup du destin, un être charmant et rieur. Les deux, le père et le fils, avaient arpenté ensemble, toute la matinée, un boisé voisin pour y dénicher un sapin bien droit, aux branches fournies. En revenant vers la maison, l’arbre sur leurs épaules, Paul, malgré les souffles du vent qui pressentaient la tempête, avait même cru entendre son père siffloter l’air qu’il reconnaissait, cette mélodie qui l’avait tant troublé, l’autre après-midi. Dans le couloir du métro.

Le soir noircissait rapidement. Les deux hommes n’eurent que le temps de secouer les branches du sapin sur la galerie qu’une furieuse tempête s’abattit sur eux. Imprévue, sournoise, elle ne présageait rien de bon pour la soirée traditionnelle. Il n’était déjà plus question de sortir. D’ici quelques heures, les routes seraient bloquées et malheur aux téméraires qui se pointeraient le nez dehors. De telles tempêtes, les gens d’ici le savent, sont insensibles et cruelles. Il y en a qui, les ayant bravées, n’en sont jamais revenus. Paul reconnaissait bien là le pays qui l’avait vu naître, qui donnait souvent à ceux qui l’habitaient le caractère impulsif et rude de tels hivers. Il se reconnaissait et reconnaissait son père.

Pourtant, dans cette maison esseulée, la famille nouvellement réunie s’apprêtait à vivre son plus beau réveillon. Les enfants, excités, gavés de gâteries et de cadeaux, furent lents à coucher. Les adultes, eux, tout à leurs retrouvailles, en avaient oublié la tempête, ce mauvais temps qui voulait gâcher la tradition.

Paul attendit que les enfants soient endormis. Quand ils se retrouvèrent seuls dans la cuisine, son attitude devint plus sérieuse.

« Mon père, dit-il en s’adressant à Julien, assis à l’autre bout de la longue table, où traînaient les restes du réveillon, il faut que j’vous dise que l’usine en ville a fermé ses portes. J’ai plus de job ! ». Julien, cachant mal sa surprise des propos de son fils, resta pourtant muet.

Paul continua : « Je me disais que j’avais pas d’autre choix que de revenir icitte. Ç’a été plus fort que moi. Fallait que j’revienne avant de changer d’idée… Peut-être que vous pouvez me dire quoi faire…

Sans dire un mot, Julien se leva lentement de sa chaise. L’homme connu pour ses colères impulsives semblait tout à-coup vidé de toutes ses énergies. Les épaules affaissées, il se détourna de Paul et se dirigea, le pas lourd, vers l’escalier qui montait au grenier.

Paul, gêné, s’en voulait d’avoir raconté ses déboires. Il se disait qu’il n’aurait peut-être pas dû, qu’il venait de gâcher les retrouvailles, qu’il avait sans doute choqué son père. « Qu’est-ce qui m’a pris ? dit-il tout à-coup à voix haute au moment où Florence, dont l’intuition faisait rarement défaut, revenait dans la cuisine.

Mais elle n’eut pas à répondre à Paul.

Ce fut un long sifflement d’archet qui rompit le silence.

Le père redescendait du grenier, un violon poussiéreux à l’épaule, et s’était mis à jouer une mélodie rageuse qui, mieux que les vents de la tempête, semblait venir s’engouffrer par les interstices des planchers, les encoignures effritées des soliveaux, les craques des lambris usées, par tous les pores obscurs de cette maison porteuse d’histoires muettes et anciennes.

« Il a sorti son violon, s’exclama la mère. Il n’en jouait plus depuis que t’es parti, Paul ! »

Animées d’une violence sauvage, les cordes du violon chantaient, hurlaient, sous les élans furieux du violoneux transfiguré. On aurait dit le malheur…

« Je connais cet air-là ! » Paul s’apprêtait à raconter sa rencontre avec le musicien ambulant quand sa mère l’interrompit :

« C’est sûr que tu le connais. Ton père le jouait souvent. C’est le reel du « violon rebelle » !

Le « violon rebelle ». Paul, bien que la mélodie lui ait été   familière, ne se rappelait pas du nom… Ce reel, dont on ne se rappelait l’origine que pour dire qu’il avait été composé après la Conquête, criait la révolte, le désespoir d’un peuple trahi. On le jouait en cachette sur des violons « excommuniés », condamnés au silence par un clergé asservi. On le jouait comme un hymne national dans ce pays où les maîtres étaient devenus étrangers.

« C’est l’air de la colère, ajouta Florence, celui qui se joue quand le pays ne fait plus vivre ses habitants, quand il ne trouve plus de travail pour ses travaillants. »

Julien, arrivé au bout de son morceau, laissa tomber l’archet au bout de son bras pour ensuite le relever avec peine et le tendre à Paul en lui disant :

« À c’t’heure, c’est à ton tour. Ce violon-là est à toi. Comme il l’a été à Napoléon, mon père, puis avant lui à François, à Charles, à Jacques, à Pierre, à tous ceux-là qui l’ont emmené jusqu’ici, qui l’ont caché tout ce temps-là pour ne pas perdre la mémoire et la raison de leur exil, la liberté ! ».

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