Journal d’un confiné : W…, F…,  B… [I]
nov.
25
2020
Journal d’un confiné : W…, F…, B… [I]
mozaik
Séparation

Par Jean-Noël Bilodeau

Le petit parc de la rue de Gaspé, entre Beaubien et Saint-Zotique, c’était le « parc des bébés ». Avec, d’un côté, des balançoires collées sur un mur de briques et de l’autre, une sorte de construction métallique pyramidale pour apprentis alpinistes, version lilliputienne, ce n’était pas attirant. Quand on a dix ans, on n’est plus des bébés.

De l’autre côté de la ruelle, qui longeait notre petit parc honteux, il y en avait un autre, deux fois plus grand, le parc de la rue Alma, qui devenait, tous les hivers, avec sa patinoire et la « cabane » assortie, le rendez-vous incontournable des jeunes du quartier. Sauf pour nous.

Car ce n’était pas  notre territoire. Quand nous voulions jouer là, la « gang » de la rue Alma nous bloquait le passage. C’était la guerre, les injures, les affrontements. Nous  étions des « goddam’ frogs » ou des « f..wops ».. . parce qu’on partageait la rue avec des voisins d’origine italienne. Les insultes ethniques variaient d’un camp à l’autre.. Eux, pour nous, étaient des « maudits blokes », même s’il n’y en avait que quelques-uns, souvent  identifiables à leur chevelure orangée et leur langue distincte. On se jetait, l’été, des poignées de sable à la figure, et l’hiver, des balles de neige armées de grains de sel de dégivrage.

Rien à faire. Ils étaient plus forts que nous. Quand notre chef, Aline, qui mesurait déjà au moins six pouces de plus que tous nous autres, était là, elle fonçait dans le tas, les poings tendus, et leur faisait la vie dure. Nous pouvions alors récupérer notre honneur, mais pas l’usage du parc. Nous n’avions pas la force du nombre. C’était toujours à recommencer.

Y eut-il des plaintes de citoyens, cet été-là , en raison de ces escarmouches? Nul ne saurait le dire. Mais un jour, des employés de la Ville sont venus installer des deux côtés de la ruelle de hautes clôtures Frost d’au moins huit pieds surmontées de fils barbelés

destinées à bloquer toute incursion d’un parc à l’autre. Nous étions vaincus. Les « maudits blokes » avaient gagné. Du moins jusqu’au jour J…

Cette année-là. L’hiver s’annonçait comme d’habitude, froid et frustrant. Les employés de la Ville avaient même poussé l’audace jusqu’à installer un système d’éclairage au-dessus de la patinoire « Alma » pour permettre des activités en soirée. On pouvait alors entendre les cris et les rires des patineurs et des hockeyeurs jusque dans nos maisons de la rue De Gaspé. Il fallait dormir la tête enfouie sous l’oreiller.

Toutefois, l’avènement de la télévision commençait déjà à bouleverser nos vies. Un  commerce de la rue Beaubien à l’avant-garde de cette révolution audiovisuelle avait placé, dans la vitrine de sa devanture, l’un de ces premiers appareils. Et le samedi, c’était la folie. On appelait même parfois la police en renfort tellement la foule se massait devant l’établissement pour voir la fameuse « Soirée du Hockey » animée par René LeCavalier, dont on percevait vaguement les commentaires à travers la vitrine pendant que se déroulait une partie de hockey opposant les Canadiens de Montréal à une autre des six équipes qui composaient la Ligne nationale de hockey.

Le Red Wings de Détroit, un adversaire redoutable, devait affronter, ce soir-là,  nos héros. Et, parmi eux, le fameux trio de la « Punch Line », composé de Maurice Richard, de Toe Blake et d’Elmer Lach, soutenu par le célèbre cerbère Gerry McNeil.

Dès le souper terminé, le téléphone arabe s’était mis en marche. Les Lespérance, Paré, DelVecchio, et tous les autres de la gang de la rue DeGaspé, même Aline, avaient subrepticement déserté leur foyer respectif. Leur objectif : prendre les meilleures places devant le commerce de la rue Beaubien.

Malheureusement, une fois arrivés sur les lieux, nous eûmes la surprise de constater que l’autre gang, celle de la rue Alma, occupait déjà la place. Cette fois, pas question de reculer. Aline en tête, ce fut la ruée, la bousculade. Et encore là, les injures. « Blokes, Whops, Frogs » fusaient de toutes parts jusqu’à ce que les adultes s’en mêlent pour calmer les belligérants.

Finalement, pressés par les adultes mécontents, les deux gangs durent se calmer et partager les places réservées aux « jeunes », qui devaient s’asseoir sur le trottoir, accroupis devant l’écran du téléviseur pour ne pas gêner les curieux massés derrière.

On se regardait de travers, mais le calme était finalement revenu.

La partie à peine entamée, les Canadiens viennent de compter. C’est Maurice Richard qui a fait le but. La foule de la rue Beaubien est en liesse. Maurice est leur héros. Le héros des Canadiens français. Nous sommes debout, hurlant notre joie. Une première période se passe. À la deuxième, après quelques arrêts spectaculaires du gardien McNeil, Toe Blake, à son tour, marque un but. Tout le monde se réjouit. Cette fois, les « Alma » crient même plus fort que nous. Toe Blake est leur héros, le héros des Canadiens anglais.[II]

À la troisième période, Elmer Lach, le troisième joueur de la Punch Line, compte à son tour. Et là, c’est un vrai délire. Les Canadiens de Montréal viennent de gagner une partie contre les adversaires « américains ». N’écoutant que notre enthousiasme, nous sommes debout. Nous nous jetons dans les bras, les uns les autres. Nous sautons de joie. Tout le monde mêlé. Plus de chicane de gangs. Ceux de la rue De Gaspé avec ceux de la rue Alma. Même ennemi, même combat! Nous étions tous des partisans de la même équipe, les seuls et uniques Canadiens de Montréal!

Ce fut, à ce moment-là même, la fin de la guerre. Le jour J! Quelques semaines plus tard, les employés de la Ville sont venus défaire la fameuse clôture Frost érigée entre les deux parcs.

Quand il fallait maintenant départager les équipes qui s’affrontaient sur la patinoire libérée, le choix était difficile. Tout le monde avait des chandails et des tuques avec la même effigie des Canadiens.

 


[I] Les divers groupes ethniques, qui composaient la communauté montréalaise, avaient leur lot d’insultes pour désigner les « autres » : « Wops » pour les Italiens d’origine, « Frogs » pour les Canadiens français et « Blokes » pour les Canadiens anglais. Au fil du temps, ces insultes dégradantes sont à peu près disparues du langage.
[II] L’entraîneur des Canadiens, Dick Irvin, avait déclaré que son choix de faire jouer ensemble des joueurs francophones et anglophones avait suscité entre eux une saine compétition. C’est ainsi que Toe Blake et Maurice Richard et Elmer Lach se partageaient à tour de rôle la place de premier compteur de l’équipe! Plusieurs rues de Vaudreuil-Dorion portent aujourd’hui, dans les nouveaux développements le nom de ces joueurs célèbres.
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